Le gros con
Publié le 27 Octobre 2011
Je suis interne, c'est la fin de mon deuxième semestre. J'ai l'honneur d'être en stage aux urgences du CHU, stage où personne ne veut aller mais que j'ai choisi
pour une histoire de distance avec mon appartement et de vacances. Et ils nous ont promis une formation de qualité, permise par "une seniorisation active et des cas intéressants adressés en
centre de référence". Promesse démentie dès les premiers jours et rendant regrettable ce choix. Cependant, j'ai pris beaucoup d'autonomie. Je manie bien le téléphone et les menaces pour obtenir
des examens ou des lits ou encore des avis de spés.
Il est 8 heures. L'heure des transmissions. Comme d'habitude, je suis arrivée un peu avant pour avoir le temps d'enfiler ma blouse et remplir mes poches de toutes
ces affaires indispensables à ma pratique, incroyable comme elle pèse lourd avec tout ça. Et puis quand les médecins du jour sont en retard, ceux de la nuit partent plus tard, ce n'est pas très
sympa. J'arrive devant le panneau, je soupire. Il est déjà plein, la journée va être longue.
Tout le monde arrive, petit à petit. On se dit bonjour, ceux qui finissent ont les traits tirés, les cheveux en bataille et
sentent le café. Je suis contente de voir que Tony, mon infirmier préféré super compétent, est là, c'est déjà ça. 8h10, GrosChef n'est pas là. Je demande qu'on commence. Quelques patients sont en
train de partir, leurs problèmes étaient gérés, ils attendaient qu'il fasse jour. Norbert en salle 3 cuve. Pour une fois, il n'a pas eu besoin de suture. Il repartira quand il sera réveillé, il
criera en secouant son sac plastique qu'il n'est pas un animal et je penserai à ElephantMan. On aérera un peu le couloir, ça fera du bien à nos odorats. Deux mamies attendent d'être transférés en chirurgie pour des fractures de cols fémoraux. Des douleurs abdominales attendent l'avis du chirurgien viscéral déjà bippé. Il y a
déjà quelques patients qui n'ont pas été vus. Les transmissions sont finies, ceux qui sont de repos partent au vestiaire. C'est à ce moment que GrosChef arrive, à 8h28. Il voudrait qu'on reprenne
au début. Je ne suis pas d'accord et les autres sont déjà partis. De toute façon, dans cinq minutes, il aura disparu. Et en effet, quand j'attrape le chariot pour faire le point avec Tony, nous
sommes seuls pour faire le tour. Il y a un patient qui l'inquiète, nous commençons par celui-là. Je fais le point avec les externes sur leurs patients, je ré-aiguille, j'essaie de les faire
réfléchir. Nous venons de changer et la nouvelle fournée n'est pas très motivée. J'essaie de vider ces urgences mais plus je vide, plus ça se remplit.
A 11 heures, un des patients me pose problème. Il est envoyé par un hôpital périphérique pour un avis de chef, ce que je ne suis pas. Je finis par trouver GrosChef
dans son bureau, avec d'autres chefs en train de boire des Senseo. Bien sûr, personne ne m'en propose. L'un d'entre eux finit de raconter une blague, mon problème est bien moins urgent. C'est pas
comme si les urgences étaient pleines et que j'étais débordée. Ils rigolent tous, pourtant la blague était nulle. Je décris le cas, il n'excite personne. Je repars sans réponse. Quand il me voit
lui sourire et hausser les épaules, Tony comprend et me tapote le dos. Il me conseille d'aller boire un verre d'eau. On fait un peu gaffe depuis la pyélonéphrite d'une de mes co-internes.
A midi tapante, GrosChef passe me dire qu'il va manger avec ses collègues de l'autre côté de la rue, à l'internat. Qu'il n'y ait plus un seul chef ne leur pose pas
problème. Selon moi, pour ce que leur "présence" change, ils peuvent bien tous aller manger.
A 13h15, Tony me fait la bise et s'en va en me souhaitant bon courage. On attend un déchocage annoncé par le smur. Je ne stresse plus pour ça depuis longtemps mais
je prend quelques minutes pour aller aux toilettes, on ne sait jamais. En attendant, j'enchaine les entorses, plaies et autres problèmes urgents trainant pourtant depuis plusieurs semaines. Je
vois les gyrophares à travers les fenêtres fumées. J'ouvre les portes du déchoc, j'écoute le résumé du médecin, qui m'a d'abord demandé où était mon senior, j'ai souri, j'examine le patient,
j'hurle dans le couloir que j'ai besoin d'une infirmière. L'une d'elles arrive, c'est une nouvelle, elle n'est pas encore au point niveau course dans le couloir. J'appelle le scanner. Je cherche
mes externes pour m'aider à brancarder, tous semblent avoir disparu, ils doivent être dans la même dimension parallèle que les brancardiers. Je brancarde seule, ça me rappelle que j'ai mal au
dos, heureusement que c'est pas loin. Mais si on m'avait demandé mon avis avant les travaux, les couloirs seraient droits, ce serait plus simple et ça éviterait d'abimer les coins de murs. Je
potine avec le radiologue en attendant que la machine ait fini, il m'informe de la prochaine soirée à laquelle je n'irai probablement pas. Les réas acceptent mon patient, c'est toujours
ça.
A 15h, une collègue des urgences médicales me propose d'aller manger. J'attrape un externe pour lui proposer. Ils y sont déjà tous allés. J'ai une soudaine envie de
mordre. Alors que je suis presque dehors, une famille me demande des nouvelles d'une femme que je n'ai jamais vue mais qui était là hier. Je leur demande de voir avec l'accueil où elle peut être
passée. Ils sont scandalisés que je ne m'occupe pas d'eux.
A l'internat, il n'y a plus grand chose à manger. Je trouve un peu de pain, des carottes râpées et des yaourts. C'est con, j'avais faim. Au moins, il y a de
l'eau.
15h20, à mon retour, c'est de nouveau Beyrouth... J'ai un petit coup de mou mais je continue. C'est répétitif. Mais ça progresse. Presque tous les patients ont une
destination à côté de leur nom. Je n'aime pas laisser des trucs en cours pour les suivants, je suis plutôt contente là.
A 17h55, GrosChef s'assoit en salle de soins sur un siège tournant et fait le con. Il fait des réflexions salaces à une des infirmières. Il secoue son stétho. La
relève arrive. GrosChef commente toutes mes transmissions. Il n'a pas vu ni touché un seul patient de la journée, il se permet de dire "je t'avais dit de demander ça" et de regarder les autres
comme si j'étais débile. Il ajoute en se levant que la journée a été dure et qu'il est fatigué. Il sort de la pièce en criant "bon courage".
Connard.