Nestor, 63 ans
Publié le 29 Mai 2012
Au début, c'est comme d'habitude. Je vous appelle, je vous regarde onduler* jusqu'au cabinet. Je vous serre la main. Vous vous asseyez tous les deux. La tension est déjà dans l'air.
On commence par Elle. C'est pour le renouvellement, elle va bien, ça roule. Je l'examine, on discute. On revient au bureau.
Je n'ai pas encore fini avec son dossier que tu a déjà ôté sa chemise. Je te propose de se rassoir.
Je sens ta colère. Et je repousse aussi un peu ce moment. Ce moment où c'est de toi qu'il faudra parler. Parce que je ne sais pas comment te dire les choses. Parce que je ne sais pas ce que tu sais, ni ce que tu as envie de savoir.
Je vérifie les vaccinations et que je n'ai rien oublié. Je finis de rédiger l'ordonnance, j'imprime, je signe, j'explique. Je demande s'il manque quelquechose. C'est tout pour aujourd'hui. Bon.
Je me tourne vers toi. Je te demande si ça va. Tu gromelles ce que je pense être un oui. Je te demande si tu as bien rendez-vous avec ton oncologue. Ta femme confirme. Je parle de tes PSA. Oh toi aussi, tu as vu qu'ils avaient monté, et sacrément en plus, malgré les injections. Je t'explique que je l'ai appelé. Je ne te dis pas qu'il a d'abord répondu que lui te suivait plutôt pour l'autre cancer, celui qui va bien. Je ne te dis pas que je lui ai rappelé qu'oncologue ça s'occupait de tous les cancers et pas seulement ceux qui l'arrangent et qu'on n'allait pas attendre le rendez-vous chez l'urologue. Je te parle de la scintigraphie qu'il prévoit. Tu es sur la défensive, je t'explique comment ça se passe, ça te calme brièvement. Tu sembles réfléchir un peu et de nouveau tu t'énerves.
Je te demande de passer à côté pour t'examiner. Tu ronchonnes en ôtant tes chaussures. Tu râles pendant que je regarde tes pieds.
Tu es en colère. Pas contre moi. Contre tout ça. J'attrape mon stétho et je te souris, ton visage se détend et tu me souris aussi. Et puis tu t'énerves à nouveau. Ce coup-là c'est contre ta femme, je ne comprend pas bien pourquoi. Elle, de la pièce d'à côté, elle répond que tu n'avais qu'à venir tout seul. Je te dis la même chose en riant. Mais je sais que la prochaine fois, elle sera là, avec toi. Vous venez toujours ensemble et elle sera là jusqu'au bout. Je te demande depuis combien d'années vous êtes mariés et tu es fier de me donner la réponse. Ton sourire est de courte durée, la tristesse envahit à nouveau tes grands yeux bleus si clairs. On repasse au bureau. Tu va plutôt bien pour quelqu'un qui va mal.
Pendant que je rédige l'ordonnance, tu me dis que non on ne t'opérera plus, vous avez entendu? Oui, oui, nestor, j'entends bien. Et je comprend.
Tu me regardes dans les yeux et ton regard me fait mal.
Le renouvellement des traitements chroniques est fait. Tu veux t'en aller. Je sais qu'on va se revoir bientôt. On se serre la main et j'aperçois un sourire. Un petit sourire mais quand même.
Des petites larmes coulent à l'intérieur de moi. Je vois à travers cette dure façade tes failles, ton angoisse et ta douleur. J'ai été lâche aujourd'hui, je n'ai pas prononcé les mots rechute et cancer. Je me suis cachée derrière l'absence de questions, derrière la scintigraphie. Je sais que tu reviendras. Je sais qu'on reparlera. Je sais qu'il y aura des moments difficiles et que tes sourires seront encore plus rares. Je sais que je passerai mon temps à me demander ce qu'avec mon jeune âge et ma vie qui va bien je peux t'apporter, à toi qui t'en vas doucement et qui as si peur, à part ma main dans la tienne et mes sourires.
* Nestor ne marche pas, il ondule, la trajectoire est étrange, le corps est vouté, c'est très joli à regarder.