Burn out
Publié le 9 Février 2016
Je te regarde. Je t’écoute.
Tes mâchoires sont serrées. Tu as encore cassé une couronne d’ailleurs. Une de plus. A combien est-ce que tu en es ? Malgré la prothèse mandibulaire nocturne, malgré la relaxation. Ça faisait un petit moment qu’elles tenaient le coup, qu’aucune n’avait explosé en buvant une soupe. Une soupe quoi. Mais c’est vrai aussi que tu as ralenti sur les randonnées ces derniers temps, la faute au mauvais temps et puis la flemme quand même, il faut avouer. Et le soir après le travail tu rentres tard et tu as moins le courage de courir sur le vélo elliptique. Moins d’activités, plus de temps passé sur le canapé. Le soir tu t’y endors tellement tôt. Tu recours plus souvent à l’alcool aussi, c’est vrai. Bon déjà, tu n’as pas repris la cigarette. C’est bien c’est vrai, je souris.
Tu racontes ce que tu vis au travail. J’entends ta surcharge de travail. Je vois ta fatigue. Tu racontes une nouvelle fois les promesses non tenues et leur accumulation. Tu le racontes en rigolant à tes amis, comme si c’était une bonne blague. Mais ça n’en est pas une. C’est une vacherie qui t’a été faite. Tu pondères, non, pas une vacherie, pas tant que ça, tu gagnes bien ta vie, pour d’autres c’est pire, blablabla. Qui espères-tu convaincre ? Toi-même ? L’argent n’achète pas tout. Tu dis que le travail ne devrait pas être une souffrance. Tu as raison.
Aujourd’hui, tu tiens car on te fait miroiter quelque chose. L’espoir du changement, mais l’incertitude pour l’instant, rien n’est sûr. Tu te raccroches à certains signes qui montrent que tu travailles bien, que tout ça n’est pas vain, je valorise, j’appuie le positif.
Tu en as marre de ce poste où tu es “indispensable”, où si tu n’es pas là, tout semble s’écrouler, tu voudrais revenir comme avant. Oh bien sûr, ils ont dit que tu es bon et que tu dois viser plus haut pour la suite, plus de responsabilités, plus d’argent, plus de quoi finalement ? Plus de couronnes cassées ? Plus de cauchemars ? Plus de boule au ventre le dimanche soir ?
Je glisse que peut-être il faudrait t’arrêter pour te protéger, avant de te retrouver tremblotant roulé en boule sous ton bureau, avant d’exploser en plein vol, avant un accident de la route en rentrant, avant je ne sais quoi, avant de tomber, avant de passer la ligne rouge, mais on ne sait pas trop où elle se situe celle-là, n’en es-tu pas déjà trop proche, tu dis que non mais qui sait.
Tu dis oui pour l’arrêt, enfin peut-être mais pas tout de suite, ce n’est pas le moment, et puis au retour il y aura plus à faire, où sera le gain. Ce n’est jamais le moment en fait. Si, tu dis si, plus tard, pas tout de suite. Mais quand. Plus tard. Plus tard car pour l’instant ça va.
Ça va…
Non, ça ne va pas.
Je vois que ça ne va pas. Je vois ce que tu racontes, je vois ton visage qui s’est durci, je vois ton corps qui a grossi, je vois ton sommeil agité, tes ronflements, je vois que tu t’énerves plus facilement, je te vois souffrir, je vois les larmes au bord des yeux le dimanche soir, je vois tout tu sais, je vois tout, mes yeux sont exercés pour ça. Et je sais d’autant mieux que je l’ai vécu, et que j’en sors à peine. Et que moi aussi j’ai nié. Et que j’en suis arrivée à me casser un bras pour que ça s’arrête, pour respirer enfin, ce qui n’a pas été une totale réussite, je te le déconseille.
Je t’ai dit que j’étais inquiète. Je t’ai dit ce que je dis à mes patients. Je t’ai dit de consulter car justement tu n’es pas mon patient. Et je ne suis pas ton médecin.
Je suis ta femme. Je ne suis que ta femme.
C’est vachement plus difficile.